Economie sociale et solidaire

ENTREE THEMATIQUE - ECONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE

Références bibliographiques Pour aller plus loin

Les recherches partenariales en économie sociale et solidaire : histoire, évolution, débat dans la pratique de la recherche-action participative en travail social. Le cas du Québec.

Par Lucie Dumais, Professeur à l'École de travail social de l'Université du Québec à Montréal

En collaboration avec Christian Jetté, professeur à l'École de travail social de l'Université de Montréal et Jacques Caillouette, professeur à l'École de travail social de l'Université de Sherbrooke.[1].

L'économie sociale et solidaire (ÉSS) évolue depuis un siècle en rapport avec l'économie de marché et l'État providence, en se voulant une force réformatrice, voire innovatrice, pour l'une et pour l'autre. Le travail social (TS) et la recherche partenariale (RP) jalonnent son histoire. C'est un certain type de RP qui paraît le mieux caractériser son développement, en Europe et en Amérique du Nord du moins, puisque des variations existent selon les contextes nationaux. Quant au travail social, il a contribué à la constitution de l'ÉSS et aux réflexions qui portent sur elle. Pour autant, les travailleuses et travailleurs sociaux ont tenu un rôle un peu ambivalent, tantôt mobilisateur et favorable, mais parfois aussi réticent, voire en résistance au développement du secteur.  En participant en parallèle à la production de connaissances à titre de partie prenante de la RP, les praticiens et praticiennes du TS se voient offrir les occasions de développer un rôle plus affirmé dans les découvertes de la recherche, par leur analyse, leur action et leur rôle de médiation.  Le cas particulier du Québec sera mis en exergue afin d'illustrer la consolidation tant de l'ÉSS que de la RP portant sur elle, et de constater les retombées qui en ont découlé depuis une génération.

 

Recherche action participative (RAP) ou recherche partenariale (RP)

Au-delà de la diversité des dénominations et des expériences de recherche existantes, les récentes réflexions sur la recherche-action ont mis en relief deux tendances misant sur la participation de partenaires de la société civile. (Encart 1). Une première tendance, qualifiable d'émancipatrice mise sur l'input fort des populations dominées (pauvres, violentées, exploitées, marginalisées ou en mauvaise santé) dans des activités de recherche, avec, comme finalité, de générer un changement profond des structures sociales : il s'agit de la recherche action participative (RAP).  Elle prend parfois les allures de recherches 'par et pour', où l'apport de chercheurs ou chercheuses se veut minimal. Une deuxième tendance, innovatrice, mise sur des changements progressifs s'appuyant sur la recherche et encouragés par des groupes ou mouvements socio-économiques. La perspective visée est celle de produire des réformes à l'échelle des institutions : il s'agit de la recherche partenariale (RP). Elle interpelle souvent des leaders d'organisations, associations comme partie prenante des recherches. (Encart 2). Les deux tendances mobilisent des valeurs d'égalité et de solidarité. Sans doute, la première prend une place importante dans les réflexions sur les conditions de vie et se conforme aux valeurs générales du travail social international auprès des publics cibles. Néanmoins, la seconde s'inscrit mieux dans les processus qui ont caractérisé, au cours des trente dernières années, la recherche sur l'économie sociale et solidaire (ÉSS) qui a mobilisé davantage la sociologie.[2] Mais que ce soit dans l'une ou l'autre, la recherche questionne la réalité pour produire des connaissances et, ultimement, l'agir.

Les liens entre ÉSS et RP : évolution et contexte nationaux

Dans la réédition de son livre sur les Associations en 2016, Laville introduit la nécessité, pour la pensée progressiste, de s'ancrer dans les pratiques sociales existantes, et ce, afin de procéder aux changements sociaux requis par des réformes institutionnelles. Selon Laville, en injectant plus d'humanisme dans l'économie et plus de démocratie dans la société, l'économie sociale et solidaire (ÉSS) apparait la forme contemporaine d'associationnisme le plus en mesure d'incarner cette capacité réformatrice. L'ÉSS sous-entend deux idées. Elle affirme, d'une part, le principe de la primauté de la réforme sur l'option révolutionnaire. Elle le fait, d'autre part, à l'aide d'un questionnement travaillé entre des chercheurs et chercheures engagés et des citoyens et citoyennes et, surtout. avec des leaders d'organisations, entreprises et associations à la recherche d'une autre façon de penser leur rapport à l'économie. Néanmoins, certaines remarques et nuances s'imposent, car l'évolution de l'ÉSS n'a pas été linéaire et les réflexions sur celle-ci ont donné lieu à des débats.  

La dénomination d'économie sociale et solidaire n'est pas consensuelle dans les écrits théoriques et savants, et son incarnation, dans les institutions économiques et politiques, ne fait pas toujours l'unanimité : d'où les termes de tiers secteur ou d'économie sociale et solidaire en France, de secteur à but non-lucratif ou bénévole dans les pays anglo-saxons (Nonprofit sector, Volontary sector), d'économie solidaire au Brésil, économie populaire au Chili (Salamon et Anheir 1992, 1998; Lewis 1999; Vaillancourt 1999; Jeantet et Poulnot 2007; Laville 2013). Les groupes et mouvements d'ÉSS se meuvent dans des espaces publics pluriels qui sont marqués par les histoires nationales et continentales. La recherche en porte les marques : les questions qui se posent au Sud ne sont pas identiques à celles qui prévalent en Europe ou en Afrique, en Amérique ou en Asie, dans le monde anglo-saxon ou francophone.

Par une approche sociologique et pragmatique, Laville (2016) nous encourage à étudier les caractéristiques des associations telles qu'elles se présentent, sans céder à un éloge excessif, ni se contenter de les classer ou en multiplier les catégories empiriques. « L'acte de s'associer », au-delà d'être l'expression des citoyens et citoyennes, n'est pas fixé : il se recompose à la faveur des groupes d'acteurs qui changent, médiatisent les conflits idéologiques, font et défont des alliances, contribuent à former les élites locales et les politiques publiques (p. 25-27).  L'objet, le but et la méthode de recherche en découlent.

Dans les pays du Nord, l'ÉSS se réclame des idéaux des mutuelles, coopératives et associations du tournant du 20e siècle. Après les Trente Glorieuses, elle s'incarne dans un environnement institutionnel où les États providence sont bien ancrés dans le tissu social et économique. La "nouvelle" économie sociale touche à beaucoup de secteurs d'activités : la finance solidaire ; la production, la récupération et la circulation de biens (de la ferme aux technologies numériques); la prestation de services de proximité aux familles, jeunes, personnes âgées, populations locales; la création de collectifs citoyens. C'est dans ces deux derniers domaines, services de proximité et 'organisation communautaire'[3], où le travail social est le plus certainement lié à l'ÉSS.

Des débats théoriques jalonnant l'évolution de la pensée sur l'ÉSS

Des débats théoriques jalonnent l'évolution de la pensée sur l'ÉSS (Lévesque et Mendell 1999; Jetté et al. 2002; Defourny et Nyssens 2017). Certaines critiques associent l'ÉSS aux entreprises du secteur privé ou à une privatisation partielle des services publics qui cautionnerait le déclin du providentialisme. La forme légale de propriété ne distingue pas sensiblement le secteur privé du secteur de l'ÉSS (surtout si l'on inclut dans cette dernière les coopératives et mutuelles); en revanche la mission de développement social est impérative pour cette dernière. Si le rendement financier est priorisé dans l'entreprise privée commerciale, il est important également pour les entreprises d'économie sociale de rester viables économiquement, mais le principe de rentabilité sociale est tout autant important pour celles-ci. Les critiques ont reproché aux entrepreneurs sociaux de se compromettre dans une marchandisation des biens et services, alors que ceux-ci peuvent être vus comme se mobilisant pour fonder une alternative réformiste aux défaillances du couple État-marché, contre la bureaucratisation excessive, le déficit de démocratie, l'accroissement d'inégalités, la surconsommation. Des féministes leur ont reproché de diluer les gains économiques et statutaires des femmes en ce que l'ÉSS renvoie souvent celles-ci à une économie domestique et du care. De telles critiques émanent en partie du travail social. Ces critiques, qui ont leur bien-fondé, seraient attribuables au fait que, sur le plan théorique, l'opposition binaire État-Marché reste forte dans la compréhension de phénomènes comme la pauvreté et les inégalités, ce qui laisse peu d'espace aux analyses alternatives. De plus, dans les formations en travail social prévalent des approches d'analyse anti-oppressive d'une part, et nostalgiques de l'époque glorieuse du providentialisme d'autre part, et il n'est pas surprenant qu'un certain scepticisme demeure devant les tentatives de réforme des institutions dans lesquelles s'engage l'ÉSS.  Ces débats entre analystes, nourris par les groupes sociaux qui les 'mettent en actes', sont plus ou moins virulents selon les contextes, pays, époques.

Une recherche fortement arrimée à l'international

La recherche en lien avec l'ÉES s'est développée en contexte national même si elle est fortement arrimée à l'international. Le CIRIEC (Centre international de recherches et d'informations sur l'économie publique, sociale et coopérative), fondé en 1942 en Europe francophone, a des chapitres nationaux sur tous les continents. La revue Annales de l'économie publique sociale et coopérative qui lui préexistait, est un fer de lance de la recherche sur l'ÉES. L'UCE (Université coopérative européenne) qui édite la revue RECMA (Revue d'économie sociale) s'ouvre autant aux publics bénévoles et issus de la pratique qu'à la communauté de la recherche. L'ISTR (International Third Sector Research) est davantage tournée sur le monde universitaire anglo-saxon. Ajoutons à ces réseaux majeurs le RIPESS (Réseau intercontinental de promotion de l'économie sociale solidaire) dans lequel se sont insérés notamment des universitaires Québécois, Africains et Sud-Américains. Ces exemples illustrent la vivacité de la recherche en réseaux. Pour autant, les études et rapports qui en ressortent ne manifestent pas le même degré d'engagement envers la recherche partenariale. Nombre de chercheurs et chercheuses dans ces regroupements ne se réclament pas de celle-ci; tandis que d'autres la pensent, bien au contraire, comme moteur de changement plus radical,  pouvant à terme substituer l'ÉSS au capitalisme d'une part, à l'économie informelle d'autre part (Jeantet et Poulnot 2007). D'autres recherches produisent des connaissances théoriques ou des statistiques sur l'ÉSS, fondamentales, mais dont l'utilité n'est pas forcément immédiate ou vue comme telle (p.ex. Bouchard, Cruz Filho, St-Denis 2015).

La RP est néanmoins importante dans le champ d'étude de l'ÉSS, notamment au Québec, au Canada et dans certains pays de la francophonie. Celle-ci s'arrime à une vision pragmatique des sciences humaines, et à la possible cohabitation État-Marché-ÉSS au sein d'une économie plurielle (Favreau et Lévesque 1996; Lévesque et Vaillancourt 1998; D'Amours 1999; Laville et Nyssens 2001). La RP se déploie en raison de la proximité des partenaires du terrain, qui sont souvent issus de l'intervention sociale, avec les chercheurs et chercheuses.

Les liens avec le travail social : la nouvelle économie des services de proximité

En Europe francophone, dans le monde anglo-saxon, dans les pays du Sud ou dans la province de Québec, les leaders d'organisations socioéconomiques, pour lesquelles l'avenue de l'ÉSS paraît prometteuse, ont souvent été formés en éducation, animation, assistance sociale, économie familiale, organisation communautaire. Les services de proximité aux personnes, aux familles, aux populations locales ainsi que la création de collectifs citoyens sont des sphères de pratique où le TS est lié à l'ÉSS. La recherche portant sur l'ÉSS s'en trouve colorée puisque la création de passerelles et de partenariats entre monde savant et monde de l'action socioéconomique n'est pas étrangère à la démarche d'intégration propre du travail social de lier théorie et pratique.

Un fait demeure pourtant : relativement peu de chercheurs et chercheuses qui étudient le champ de l'ÉSS proviennent du TS. Beaucoup plus de sociologues ou d'économistes (s'intéressant à l'histoire, à la politique, aux mouvements sociaux) l'ont investi. Le courant de l'économie du don et la revue du MAUSS sont emblématiques à ce titre. La tension théorie-pratique qui caractérise le TS, et le fait qu'il gravite en périphérie des centres de recherche reconnus expliquent en partie cette décentration. Mais il est nécessaire de relier cette explication au caractère national des arrangements de la recherche et de la formation professionnelle, avec les décalages relatifs d'un pays à l'autre. Le cas particulier du Québec et du Canada s'avère instructif à cet égard.

Le TS s'est constitué au cours du dernier siècle en services directs, associatifs, confessionnels ou étatiques, et s'est partiellement autonomisé par les formations à l'université, mais dans des assemblages distincts selon le pays. Au Québec, au Canada et en Amérique du Nord, l'université a mission de former les praticiennes et praticiens de l'intervention sociale depuis fort longtemps, tandis que ce type de formation est donnée à l'extérieur de l'académie dans la plupart des pays d'Europe francophone (Jaeger 2014).

Le Québec s'est, de plus, bâti un système de recherche sociale ancré dans les universités et le financement public où, depuis les années 1980-1990, les liens avec les acteurs de la société civile ont pu se développer. On peut penser que l'inspiration du University Settlement anglais et américain, avec Toynbee et Addams au premier chef, et le pragmatisme de Pierce, James et Dewey, revivent sous une variété de déclinaisons en ce début de 21e siècle. Mais ce serait passer rapidement sur la valse-hésitation qui caractérise les rapports entre l'université et le travail social, en Amérique ou en Europe (Jeager 2014; Rullac, Tabin, Frankenhauer 2018). Plus récemment, c'est l'ensemble des dispositifs nationaux de recherche qui ont connu une évolution de leurs liens avec les forces économiques et de la société civile, faisant écho à la nouvelle économie du savoir et à la montée des incertitudes dans le monde contemporain (Callon, Lascoumes, Barthe 2001; Bussières, 2017).

Une  recherche partenariale en fort développement dans le domaine de l'EES

Sur ces bases, il faut voir au Québec, depuis deux décennies, l'exemple fort du développement de la recherche partenariale en ÉSS (Favreau et Lévesque 1996; Lévesque et Vaillancourt 1998; Lévesque et Mendell 1999; Jetté et al. 2001). Les chercheurs et chercheuses qui ont marqué le développement de l'ÉSS se sont d'abord intéressés au syndicalisme et à la cogestion, puis au développement local, à l'habitation communautaire, à l'insertion en emploi et, enfin, aux politiques publiques et à l'innovation sociale (Dumais et al. 2011; Bussières et al. 2013; Fontan et al. 2014; Gillet et Tremblay 2017; Vaillancourt et Jetté 2018; Lévesque et al. 2018). Les recherches d'économie politique ou de sociologie économique ont été menées par des sociologues oeuvrant dans les départements de sociologie, de géographie, du travail social, des relations industrielles, de la gestion. Leurs objets d'étude étaient différents de ceux de la recherche en travail social généralement. Néanmoins, des sujets tels que les services aux personnes ou aux familles ainsi que l'animation socioculturelle et l'organisation collective ont été investigués dans les écoles de travail social par d'anciennes et anciens praticiens issus des rangs du secteur public ou de la défense des droits (advocacy). Ceci illustre que le champ de l'ÉSS conserve une autonomie relative, et quelque ambiguïté, par rapport aux recherches qui se font en travail social généralement, ce qui s'expliquerait par les filiations théoriques fortes du travail social avec les approches critiques et anti-oppressives, ou plus portées à voir dans les tentatives de réformes de l'ÉSS un déclin de l'Etat-providence au profit de la marchandisation plutôt qu'une transformation valable des institutions.  

Le travail social, l'animation et l'éducation, auraient contribué davantage par l'action que par la recherche comme tel au développement de l'associationnisme.  Tandis que dans le domaine de l'insertion en emploi se cristallise davantage l'ambivalence du TS, hésitant à 'résister' ou à 'collaborer' à la mise en œuvre de programmes sociaux, et pris entre contrôler, adapter ou émanciper des groupes de populations. Enfin, en dépit de résistances propres aux institutions de recherche, il se construit de nouvelles passerelles entre théorie et pratique, entre recherche et action située, et se créent des espaces de rencontres et d'échanges entre monde savant et société civile permettant une certaine pérennisation des partenariats de recherche dans lesquels le TS peut trouver une place de choix.

L'ÉSS et la RP : plusieurs catégories de partenaires et leurs sous-catégories  

Par définition, la recherche partenariale est un dispositif de collaboration plus ou moins poussée entre plusieurs parties prenantes ou 'acteurs collectifs'.  (Encart 2). Outre les chercheurs et chercheuses, on peut distinguer quatre catégories d'acteurs sociaux et leurs attentes envers la RP, dont nous donnons des exemples tirés de recherches québécoises :

Les acteurs collectifs sont intéressés par la rigueur méthodologique et l'expertise des chercheur/se-s et universitaires, et manifestent leurs attentes en ces termes. Cependant, le temps étant un enjeu partagé en RP, des compromis doivent constamment être faits en cours de recherche dans le cadre de la RP.  D'où le rôle d'un acteur médiateur de plus en plus reconnu dans les processus et méthodes de RP, qui joue le rôle d'interface (ou de coordinateur/trice) entre parties prenantes. Sa présence dans les dispositifs de RP ou RAC lui accorde un rôle de régulation dans les rapports d'influence ou de domination, de médiation des tensions, de liaison, voire de traduction. Soulignons en outre que, tout dépendant des parties prenantes, les rapports de domination ne donnent pas forcément toujours l'avantage aux chercheur/se-s.

Des profils de chercheur-e-s variés

Du côté des chercheur-e-s, les statuts et les types d'engagements aussi sont variables. Il n'y a pas qu'un seul profil de chercheur/se-s, voilà bien un constat à souligner même dans la RP.  En voici trois :

  • Les chercheur-e-s universitaires très engagé-e-s dans la Cité, qui interviennent dans la vie publique en cours de carrière et de façon dédiée.  Par exemple, les chercheur/e-s engagé-es dans l'action politique pour implanter des solutions ou participer à des combats sociaux, par conviction ou par militance.
  • Les chercheur-e-s très engagé-es envers l'institution académique. Par exemple, les chercheur/se-s priorisant les canons de la recherche universitaire, les questionnements davantage que l'action, le doute institué, dans leur engagement partenarial. 
  • Les chercheur-e-s, universitaires ou hors-université, engagé-e-s dans la réflexion et le développement de pratiques professionnelles, et dans des finalités moins politiques que professionnalisantes.

Du reste, les engagements des chercheur-e-s sont à penser moins comme des positions fixes que comme des postures mouvantes en cours de carrière, comme le soulignait Heinich (2002) en référence au penseur, à l'intellectuel et à l'expert.  

Au cours des 30 dernières années, nos propres observations nous invitent à penser l'engagement du ou de la chercheur/se à l'égard de la RP ou RAP par l'analogie du triangle entre les pointes duquel se meuvent les finalités des recherches qu'il ou elle mènera :

  • En service plus ou moins direct des demandes d'acteurs de l'ÉSS ou d'un questionnement sur celle-ci;
  • Dans une posture éthico-politique de penseur, d'intellectuel ou d'expert ;
  • Contre l'excès de scientisme, mais avec une distanciation variable par rapport aux enjeux d'action. 

Le cas particulier du Québec : forte institutionnalisation de l'ÉSS, de la RP et du travail social universitaire

Le Québec a un modèle de développement d'ÉSS distinctif en Amérique. En même temps, le monde de la recherche réussit à y créer des espaces de collaboration avec des groupes sociaux et syndicaux. Se sont ainsi développés des regroupements de chercheur-e-s universitaires bien doté-e-s, et engagé-e-s avec des leaders sociaux attiré-e-s par l'analyse théorie-pratique et intéressés à réfléchir sur leur action, chacun-e se donnant le temps de se rencontrer et de développer des projets de recherche ensemble. Les questionnements portant sur l'ÉSS ont été portés par des sociologues surtout, bon nombre d'inspiration chrétienne, avec des financements soutenus et des partenaires sociaux qui ont, eux, souvent été formé-e-s en travail social dans les organismes à but non lucratif ou dans les administrations publiques. 

Parmi les dispositifs de RP créés, retenons notamment des centres de recherche comme le CRISES (Centre de recherche sur les innovations sociales), des équipes de recherche comme le LAREPPS (Laboratoire de recherche sur les pratiques et les politiques sociales) et des programmes de financement comme les ARUC (Alliances de recherche université-communautés).  https://chairerp.uqam.ca/fichier/document/Publications/La_recherche_partenariale_Le_mod%C3%A8le_de_lARUC-%C3%89S_et_du_RQRP-%C3%89S.pdf

Comme le soulignait Fontan (2010), en l'espace de deux décennies, ces dispositifs s'étaient consolidés, avec un bilan de réalisations significatif. Autour d'une douzaine d'universités, près de 200 chercheurs/es et étudiants/es gradués, avec une centaine d'organisations liées à l'ÉSS, avaient réalisé des dizaines d'activités de recherche, études de cas, enquêtes qualitatives et quantitatives, opérations de veille sur les expérimentations et innovations à l'étranger, colloques, en plus de produire des bulletins de liaison, vidéos, sites internet, guides et outils de formation. Une meilleure compréhension de la dynamique du secteur au Québec, avec des comparaisons aux autres secteurs économiques en Amérique ou ailleurs, avait en outre permis que se dégage un consensus sur ce que représente l'ÉSS au Québec et au Canada et sur la place qu'elle peut occuper dans les politiques publiques.  Enfin, certains étudiants et étudiantes avaient 'fait le saut' en poursuivant une carrière dans les milieux de l'ÉSS. 

Il aura fallu aux leaders de l'économie sociale tout ce temps pour forger des arrangements institutionnels particuliers avec l'État dans le paysage social et économique québécois, et faire taire nombre de progressistes réticents attachés aux formes plus traditionnelles de l'État-providence. Aujourd'hui, d'autres dispositifs de RP évoluent ou se créent, tel que des incubateurs universitaires (http://crises.uqam.ca/upload/files/publications/etudes-theoriques/CRISES_ET1102.pdf) ou des bureaux de liaison universitaires avec le milieu et d'autres services de partenariats dont le plus récent est le TIESS – Territoires innovants en économie sociale et solidaire, http://www.tiess.ca/wp-content/uploads/2018/11/experience_du_SAC.pdf.

À côté de ces dispositifs dédiés à la recherche partenariale sur l'ÉSS, soulignons l'apport original de services universitaires, comme le Service aux collectivités[4] (SAC) de l'Université du Québec à Montréal qui, depuis 1979, ouvre la communauté de la recherche aux questionnements plus particuliers de groupes de féministes ou marginalisés qui sont desservis traditionnellement par les praticiens/ennes du travail social.

Pour conclure : cohabitation, émulation et friction avec la recherche dite classique

Le champ de l'ÉSS a évolué en constante liaison avec la recherche, comme en font foi la présence de revues internationales et de regroupements. Le développement et la consolidation de dispositifs de RP, notamment au Canada et au Québec, aura permis de donner à l'ÉSS un élan significatif dans les politiques publiques, de structurer le tissu social et économique et d'insuffler les changements institutionnels de l'État.

Pour le travail social, ce champ comporte néanmoins des ambiguïtés, à savoir s'il est un champ de militance, de pratique ou de recherche comme tels. En effet, le travail social, comparativement aux disciplines des sciences humaines, a moins de tradition de recherche et explore encore sa spécificité à l'intérieur de celles-ci. Mais par ses questionnements réflexifs sur la pratique d'intervention sociale ou avec des groupes sociaux, le travail social exemplifie ce qu'il est permis d'appeler un espace collectif d'exercice cognitif et délibératif fructueux pour de futurs projets en partenariat.   

Plusieurs disciplines, champs de recherche et institutions académiques demeurent réfractaires à la reconnaissance de la recherche partenariale.  Celle-ci implique des modifications importantes au monde de la recherche en termes de méthode, de durée, de compromis. Plutôt que de nier leur complexité au profit d'un basculement total vers la recherche participative, il faut s'attarder aux aspects tant avantageux que désavantageux de chacun des modes de recherche, traditionnel et participatif.[5] Dans le cas de ce dernier, des blocages ont pu être atténués par des ajustements entre des chercheurs et chercheuses et des acteurs et actrices de la société civile comme du côté de l'institution académique. Comme l'évoque Soulet (2016), dans une société de plus en plus éduquée, le monde savant ne peut plus éluder les questions du type : quels savoirs 'partager', 'jusqu'où' et 'comment'. Les universitaires en sciences humaines devront tôt ou tard apprendre à conjuguer leur métier de producteur de connaissances par des capacités de négociation aptes à une 'mise en intelligibilité' commune, avec diverses parties prenantes au savoir.

[1] Nous remercions Jean-Marc Fontan et Denis Bussières du Centre de recherche sur les innovations sociales de l'UQAM pour leurs commentaires dans la préparation de cette synthèse.

[2] Ce texte puise largement dans l'expérience de la francophonie et du Québec en particulier.

[3] Le terme 'organisation communautaire' au Québec, dont l'usage est courant et sans connotation négative, fait référence, pour l'Europe, au mouvement associatif (ou aux associations à but non lucratif).

[4] http://www.tiess.ca/wp-content/uploads/2018/11/experience_du_SAC.pdf

[5] La chaire de recherche sur la méthodologie et l'épistémologie de la recherche partenariale, à l'Université du Québec à Montréal en a fait l'une de ses missions  https://chairerp.uqam.ca/


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Pour aller plus loin

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