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​​​​​ENTREE THEMATIQUE - HISTOIRE

Dans cette rubrique : * Emergence d'un contexte favorable (1850-1930)​ * Institutionnalisation de la recherche-action (1960-1960) * Diversification des pratiques et constitution d'un champ (1970-1990) * Jeux et enjeux actuels (2000-) Références bibliographiques Pour aller plus loin

Une histoire longue et dense

Par Béatrice Vatron-Steiner, adjointe scientifique à la Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO)/Haute école de travail social Fribourg​

Où placer le curseur lorsqu'on se risque à faire l'histoire de la recherche-action ? La question fait débat. Si la plupart des auteurs choisissent de faire remonter l'origine de la recherche-action au psychologue américain Kurt Lewin (1890-1947), unanimement reconnu comme son père fondateur, d'autres, à l'image de René Barbier et Georges Lapassade (Lapassade, 1998 ; Barbier, 2006), prennent le parti de dérouler davantage le fil du temps et de considérer les penseurs aux racines de la recherche-action afin de dévoiler le contexte épistémologique au sein duquel elle a vu le jour. La figure de la racine appelle celle de l'arbre. Telle sera précisément la métaphore filée tout au long de cette partie historique. Image vivante, dynamique, l'arbre permet de prendre la mesure de la profondeur des ancrages de cette démarche, de se représenter la diversité des courants qui la composent et d'illustrer les quatre principales étapes de son histoire. 

  • Les racines​ préfigurent la pré-histoire de la recherche-action, en l'occurrence la période au cours de laquelle émerge une perspective épistémologique favorable à sa naissance.

  • Le tronc représente la période de formalisation et d'institutionnalisation de cette démarche.

  • Les branches donnent à voir la période de diffusion géographique de la recherche-action et l'apparition, au fil des débats, de différents courants qui préfigure le développement d'un véritable champ de recherche. 

  • Les bourgeons augurent, quant à eux, les évolutions les plus récentes au sein de ce champ de recherche et les nouveaux visages de la recherche-action.

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Emergence d'un contexte favorable (1850-1930) 

Le milieu du 19ème siècle marque un véritable tournant socio-économique avec le développement de l'industrialisation et les importantes transformations qui accompagnent ce changement de mode de production : « décentrement » des lieux de production et d'habitat[1], réorganisation des techniques de production, de la manière de penser le travail  et, plus généralement, de concevoir et pratiquer le « vivre ensemble ».  Pour les sociologues de l'époque (Emile Durkheim et Ferdinand Tönnies notamment), ces transformations aux multiples visages marquent le passage d'un mode de solidarité mécanique, fondé sur la similitude et la proximité des individus à un mode de solidarité organique, fondé sur la complémentarité des individus résultat de la division du travail engendrée par l'industrialisation (Molénat, 2007). Interpellés par les problèmes sociaux causés par ce passage d'un mode de solidarité à un autre, les sociologues se voient conférer – se confèrent souvent eux-mêmes – un rôle d'analyste des changements en cours et d'experts des réformes à entreprendre (Champagne, Lenoir, Merllie, 1989).

Ce tournant socio-économique est contemporain d'un changement épistémologique d'envergure puisqu'on assiste au dés-enchâssement de la sociologie de l'économie et de la psychologie. Ce processus d'autonomisation pose toute une série de questions relatives aux règles, à l'organisation et au positionnement de cette « jeune » discipline face à ses « consœurs » dites naturelles ou encore « dures » : par exemple, comment appréhender la démarche en sciences sociales ? Faut-il la calquer sur celle des sciences naturelles ou postuler une différence ontologique (de nature) entre les deux et concevoir, de ce fait, des règles et une méthodologie propres ? Peut-on continuer de postuler une distinction nette entre le chercheur et son objet d'étude ou faut-il les penser comme évoluant au sein d'un même champ et donc en interaction ?

Dans ce débat, qui n'a cessé de structurer le champ des sciences sociales jusqu'à aujourd'hui, la pensée positiviste, portée en France par Emile Durkheim, va l'emporter sur les courants plus compréhensifs ; « désormais les faits sociaux seront considérés comme des choses et les statistiques deviendront l'auxiliaire indispensable de toute enquête sociologique »  (Barbier, 2006).

C'est dans ce contexte de profondes transformations sociales, économiques et épistémologiques que vont être posées les prémisses de la recherche-action. Une recherche qui, de par l'engagement du chercheur et la place conférée aux acteurs sociaux et à leurs savoirs, va contribuer à interroger et à ébranler les préceptes positivistes. Trois grands penseurs sont associés à cette préhistoire de la recherche-action (Ibidem): Frédéric Le Play, Karl Marx et John Dewey.

Reconnaître le savoir des acteurs de terrain

Le premier est Frédéric Le Play (1806-1882). Formé à Polytechnique, puis à l'Ecole des mines, cet ingénieur est fréquemment appelé se rendre sur le terrain pour procéder à des analyses géologiques, observer et discuter des méthodes d'extraction, de fonte ou encore de gestion. A cette époque, une loi d'airain réglementait la division du travail au sein de l'ingénierie minière : aux ingénieurs formés à Polytechnique le rôle de concevoir et de développer les lois et les règles ; à ceux de l'Ecole des mines celui de se rendre sur le terrain pour transmettre ces lois et vérifier leur bonne application. Or, au fil de ses visites dans les mines et des discussions avec les contremaîtres et les ouvriers spécialisés, Le Play se rend compte que cette logique hypothético-déductive comporte un certain nombre de limites et qu'il ne suffit pas d'appliquer une théorie conçue « en haut lieu » pour obtenir sa pleine et correcte réalisation (David, 2006). Pour comprendre les phénomènes physiques qui interviennent dans le travail des métaux, la collaboration des professionnels de terrain et leurs savoirs issus de l'expérience s'avèrent indispensables. En reconnaissant que les professionnels de terrain ne se situent pas uniquement dans le registre de l'application, mais qu'ils sont également producteurs de nouvelles connaissances et à fortiori détenteurs de savoirs, cet ingénieur amorce ainsi une véritable bifurcation au sein de la rationalité naturaliste (David, 2006 : 98).

La démarche de Le Play est d'autant plus novatrice qu'il va progressivement sortir du cadre de la technique pour gagner celui de la sociologie. Au fil de ses visites sur le terrain, notamment lors d'un voyage de deux ans qui le conduira en Allemagne, Le Play se prend d'intérêt pour les conditions de travail et d'existence des mineurs et de leur famille. Marginal dans un premier temps, cet intérêt pour « la question sociale » devient progressivement le cœur du travail de cet ingénieur qui va s'employer à consigner des informations sur trente-six familles. Trente-six monographies (Les Ouvriers européens, 1855) dont la minutie du travail de recensement et la rigueur de l'analyse démontrent que quitter l'horizon épistémologique de la loi, comme le plaide le Play, ne suppose pas pour autant de renoncer à la science (David, 2006 : 98).

Renforcer les capacités de penser et d'agir des plus fragiles

Karl Marx (1818-1883), autre père pré-fondateur de la recherche-action, s'inscrit comme Frédéric Le Play dans la tradition des enquêtes ouvrières, en vogue à l'époque. Comme lui, il se distancie de l'orthodoxie positiviste. S'extrayant de l'idée selon laquelle les personnes étudiées n'auraient pas la capacité et les savoirs nécessaires pour porter un regard sur leur situation, Marx choisit au contraire de donner la parole aux ouvriers et d'accorder du poids à cette parole, car ils seraient selon lui « les seuls à pouvoir décrire ''en toute connaissance de cause les maux qu'ils endurent'' ». De même, remet-il en question le présupposé de neutralité du chercheur sur son terrain : dans son enquête, les questions posées ne sont, en effet, « ni aléatoires ni indépendantes les unes des autres, mais s'enchaînent en suivant la ligne de raisonnement que l'auteur veut faire passer » (Ferreira, 2004 : 17). Pour Marx, il s'agit non seulement de récolter des informations sur les ouvriers pour mieux comprendre leurs contextes de vie et de travail, les difficultés éprouvées, mais aussi de faire prendre conscience aux ouvriers, à travers ce travail de parole, de leur situation de vie et de rendre intelligible les déterminants sociaux constitutifs de leur « aliénation ». Le savoir a donc ici le visage du pouvoir, les ouvriers, en développant leurs savoirs, renforçant d'autant leur capacité d'action.

Permettre aux acteurs sociaux de s'approprier la démarche scientifique

Ce souci d'équiper les acteurs sociaux et de renforcer leur marge de manœuvre – on parle aujourd'hui « d'empowerment » – est également au cœur de la pensée de John Dewey (1859-1959), troisième penseur au fronton du panthéon de la recherche-action.

Ce philosophe américain se place, lui aussi, en porte-à-faux avec ses confrères de l'époque en prenant de la distance avec la vision « dualiste » au cœur du rationalisme scientifique. Selon Dewey, l'esprit ne peut être séparé du corps, pas plus que le savoir ne peut l'être de la pratique. En ce sens, la philosophie ne saurait « être dissociée de tout souci pratique. La principale question qu'il se pose est celle de savoir à quelles conditions la philosophie peut remplir un rôle dans la résolution des problèmes auxquels les hommes doivent faire face dans leur vie. » Pour Dewey, le rôle social de la science, en l'occurrence de la philosophie, doit s'incarner dans un processus de vulgarisation, davantage que dans un travail d'expertise mené par et entre spécialistes. Les scientifiques ont la responsabilité de faire connaître la démarche scientifique, de la transmettre aux acteurs sociaux afin de leur permettre de faire face de manière distancée et rationnalisée à ce qui leur arrive et donc de participer plus activement et consciemment à la vie sociale et politique. Ce dernier point est particulièrement important aux yeux de Dewey, partisan avant l'heure de la « démocratie participative ».

La pédagogie imprègne la pensée de Dewey, ce philosophe ayant également marqué de son empreinte cette discipline. Fondateur et directeur d'une école portant son nom, il est un des penseurs, avec Célestin Freinet, Maria Montessori entre autres, à l'origine de l'Education nouvelle. Un des grands principes de la pédagogie dewey est qu'on apprend en faisant. Sortant du modèle de l'apprentissage magistral, Dewey estime qu'un savoir n'est assimilable que s'il fait sens pour l'élève, s'il est incarné dans ses préoccupations et qu'il a passé par une phase pratique qui lui a permis de l'expérimenter.

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Se prêter d'intérêt pour le vécu des acteurs et leurs représentations, marquer sa volonté de reconnaître leurs savoirs et de diffuser la démarche scientifique à des fins d'émancipation individuelle et collective était totalement original pour ne pas dire révolutionnaire dans le contexte de l'époque. Frédéric Le Play, Karl Marx et John Dewey ont ainsi contribué à concevoir de nouvelles manières de penser et de pratiquer la science et, ce faisant, à ouvrir un nouveau champ des pensables, indispensable terreau à la naissance de la recherche-action.

1940-1960 : institutionnalisation de la recherche-action

La paternité de la recherche-action est unanimement attribuée à Kurt Lewin, psychologue allemand, d'origine juive. Fuyant la montée du nazisme, Lewin quitte l'Allemagne en 1933 pour les Etats-Unis où il poursuit sa carrière universitaire en s'intéressant particulièrement aux groupes, à la façon dont ils fonctionnent dans des contextes donnés, et aux interactions/motivations de leurs membres. Dans le cadre de ses recherches sur la dynamique de groupe, il expérimente et développe  le focus group (entretien collectif). Novateur pour l'époque, cet outil est multi-faces et, partant, multi-usages : il permet non seulement de récolter un grand nombre d'informations dans un temps retreint, d'observer in situ et in vivo le fonctionnement du groupe et enfin, last but not least, d'induire une réflexion collective et a fortiori une action transformatrice (Duschesne, Haegel, 2008).

Cet intérêt pour la dynamique de groupe doit être considéré à la lumière du contexte politique de l'époque. Au sortir de la deuxième guerre mondiale, la population et les scientifiques en particulier s'interrogent sur la survenue de cette tragédie : comment a-t-on pu en arriver là ? Quels sont les mécanismes collectifs qui ont contribué à faire advenir et perdurer un tel régime d'inhumanité ? Les travaux sur la dynamique de groupe sont une façon de chercher à comprendre et, par ce biais, d'agir de sorte que cela ne se reproduise pas. Comme Durkheim avant lui, Lewin estime rien ne sert de faire des découvertes et d'accumuler des savoirs si ce n'est pas pour induire une transformation sociale. Chercheur impliqué, Lewin va s'engager, notamment en répondant à des mandats confiés par diverses instances politiques qui le chargent d'initier des débats au sein de différents groupes pour tenter de comprendre les représentations et les pratiques de leurs membres afin, par ce biais, d'induire un changement des comportements (habitudes alimentaires, discriminations raciales et religieuses…).

Un regard sur l'action qui se modifie

Au cours de ces interventions, Lewin est confronté à une série de difficultés qui suscitent son interrogation : comment évaluer la portée de l'action en cours ? Comment juger si celle-ci nous conduit à faire un pas en avant ou au contraire à reculer ?  Progressivement, Lewin se rend compte que pour mener une action réussie, il n'y a pas d'autre choix que d'associer simultanément à son déroulement un travail réflexif et évaluatif. Ce constat l'amène à développer le concept « d'action sociale planifiée », qu'il conçoit comme « un changement intentionnel qui vise à modifier le comportement d'une unité sociale ou d'une fraction de population, comme par exemple, le changement des habitudes alimentaires qu'il a effectué » (Liu, 1997 : 2007).  Cette « action sociale planifiée » comprend des cycles de trois étapes :   planification (étape 1), mise en application d'une première étape du plan d'intervention avec observation des effets (étape 2) ; planification d'une nouvelle étape d'action à partir des résultats obtenus dans la précédente (étape 3) (Lapassade, 1993).

Autant la réflexion est essentielle à la conduite d'une action efficace, autant, à l'inverse, l'action représente un outil indispensable pour le chercheur. Lors des observations menées au sein des groupes, Lewin s'aperçoit, en effet, que les interactions entre les unités sociales ne se donnent véritablement à voir que lorsqu'on agit dessus, lorsqu'on les « agite ». Il en déduit ainsi que pour observer le fonctionnement d'un groupe, pour comprendre les règles qui le régissent, il convient de susciter le changement (Liu, 1997 : 30).

Lewin a, comme on le voit, contribué à modifier fondamentalement le regard posé sur l'action. Alors que le chercheur veille traditionnellement à rester le plus éloigné possible de son objet afin de minimiser les interactions susceptibles d'induire un processus de réactivité (processus d'objectivation), Lewin provoque, en revanche, l'action, augurant ce qu'on pourrait appeler une « recherche « par, dans et pour l'action ». Il a ainsi véritablement « isolé le gène » de la recherche-action, en montrant les potentialités de l'action pour la recherche et respectivement de la recherche pour l'action. La paternité de la recherche-action lui est ainsi unanimement reconnue, ce bien que la notion d'action research (recherche-action) ne soit apparue que dans des cahiers de notes retrouvés post mortem.

Des lieux d'émergence pluriels

Malgré le rôle indéniable joué par Lewin, une invention surgit souvent à plusieurs endroits en même temps, rappelle Michel Liu (Liu, 1997 : 21). La recherche-action ne fait pas exception à la règle, cette démarche ayant émergé simultanément aux Etats-Unis, en Angleterre et en France. En Angleterre, à Londres plus particulièrement, cette démarche est portée par les chercheurs du Tavistock Institute. Cet institut, fondé en 1947 par Frederick Emery et Eric Trist, cherche à utiliser et à appliquer les sciences à la résolution des problèmes sociaux contemporains. Ses chercheurs sont ainsi régulièrement mandatés par les entreprises ou par les institutions pour mener des recherche-action, des évaluations ou encore des coachings professionnels.

Bien que les liens unissant le Tavistock Institute et Kurt Lewin soient étroits, les deux approches demeurent malgré tout relativement différentes. Lewin se considérait avant tout comme un chercheur et sa démarche était principalement d'ordre cognitif. Le Tavistock Institute (TTI) est, en revanche, plus proche de l'intervention, prônant de surcroît une démarche émancipatrice pour les partenaires de terrain. La recherche au TTI a une vertu thérapeutique : il s'agit de susciter une réflexion autour d'un problème identifié comme tel par les acteurs sociaux afin d'induire un changement et, par ce biais, de résoudre ce qui a été identifié comme problématique.

En France, la recherche-action voit le jour à l'initiative du psychiatre François Tosquelles (1912-1994), considéré par Michel Liu comme la troisième figure tutélaire de la recherche-action. Durant la guerre, Tosquelles est confronté à une situation de crise : l'asile Saint-Alban dont il a la direction n'est plus ravitaillé. Il prend alors une décision originale et courageuse : contrairement à ses collègues qui laissèrent mourir de faim leurs malades, il décide de les envoyer travailler chez des paysans des environs, en échange de nourriture. Le constat est étonnant : non seulement ses pensionnaires se portent mieux, mais le fonctionnement de l'asile s'en trouve radicalement transformé (Liu, 1997 : 22). De ces observations et interventions menées à Saint-Alban par Tosquelles et par d'autres penseurs avec lesquels il a collaboré naît un nouveau courant de pensée, la psychothérapie institutionnelle, elle-même à la base de l'analyse institutionnelle.

La psychothérapie institutionnelle ne s'intéresse pas uniquement au patient, à son fonctionnement et aux interactions avec son environnement, mais considère également la relation entre le patient et les soignants, ainsi que, plus généralement, le fonctionnement de l'institution. « Le fonctionnement de l'institution hospitalière psychiatrique n'est pas neutre. La raison en est que les soins sont donnés par des soignants qui sont des personnes. Si elles sont malmenées par l'institution, prises dans des conflits, elles répercuteront leur malaise sur les soignés.  Une institution soignante ne peut pas être considérée comme un simple contenant neutre, dans lequel aurait lieu le soin. Elle a un impact sur la qualité des soins. » (Juignet, 2012). Ce courant de psychothérapie, qui s'appuie à la fois sur les travaux de Marx et de Freud, s'attache à mettre en évidence, à analyser et à lutter contre les aliénations tant sociales que psychanalytiques. 

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L'intuition selon laquelle il existe des dynamiques potentielles entre recherche et action est apparue à plusieurs endroits en même temps, portée par des chercheurs confrontés à des situations inhabituelles liées à la guerre et à la période de reconstruction qui a suivi et à des moyens réduits pour y faire face. Kurt Lewin était interdit d'enseignement en Allemagne alors qu'il voulait « étudier les sociétés démocratiques ; François Tosquelles était responsable d'un hospice qui n'était plus ravitaillé. E. Trist (TTI) était, quant à lui, confronté à une totale désorganisation des mines anglaises…. » (Liu, 1997 : 13). Il a ainsi fallu faire « avec les moyens du bord », d'autant plus que l'orthodoxie positiviste à laquelle ils avaient été formés ne leur permettait pas de faire face aux situations auxquelles ils étaient confrontés. Tous ont dû faire preuve d'imagination et concevoir de nouveaux outils, adaptés aux situations en question, découvrant, ce faisant, « de nouvelles voies d'élaboration de connaissances » (Liu, 1997 : 13).

Au cours de la troisième étape de l'histoire de la recherche-action, les différences entre les penseurs continuent de se marquer ; on assiste à une diversification et à une multiplication du nombre de courants qui se revendiquent de cette démarche, une complexification qui augure la naissance d'un véritable champ de recherche.

Diversification des pratiques et constitution d'un champ (1960-1990)

A la mort de Lewin, en 1947, la recherche-action est reprise par ses étudiants qui la diffusent aux Etats-Unis. Cette démarche suscite l'engouement dans un premier temps puis connaît une période de déclin, suite aux changements de stratégie du département fédéral de la recherche et de l'éducation (Goyette, Lessard-Hebert, 1987 ; Liu, 1997). En Europe, au contraire, la recherche-action ne cesse de se développer, portée par les chercheurs du Tavistock Institute en Angleterre et les tenants de l'analyse/psychothérapie institutionnelle en France, mais pas uniquement. On assiste, en effet, dans plusieurs pays d'Europe (Norvège, France, Allemagne, Angleterre… ), d'Amérique du Nord (Canada) et du Sud, mais aussi d'Afrique, à la multiplication des recherches qui se revendiquent de la recherche-action. On peut citer, à ce propos, les recherches sur la démocratie industrielle en Norvège, les travaux d'André Morin au Canada, ceux de René Barbier et d'Henri Desroche en France, de Heinz Moser en Allemagne, de Pierre-Olivier de Sardan en Afrique de l'Ouest et de Paolo Freire et Eduardo Boal au Brésil.

Un champ qui s'institutionnalise

Cette diffusion géographique est associée à une diversification des pratiques et des conceptions de la recherche-action. Dans les années 1970, la recherche-action lewinienne fait l'objet de controverses au sein du monde académique. Les chercheurs qui se reconnaissent dans la recherche-action et qui la pratiquent estiment, en effet, que Lewin n'est pas allé suffisamment loin dans sa déconstruction des présupposés positivistes et qu'il convient de prendre davantage encore de distance avec l'orthodoxie dominante.  Comme le fait remarquer Michel Liu « Même si (….) Lewin est conscient des problèmes de pouvoir et des problèmes éthiques, il n'en reste pas moins vrai que pour lui, les exigences de la recherche sont premières et l'emportent sur celles de l'action auxquelles il ne prête pas beaucoup attention. On a donc pu lui reprocher des relents de manipulation et un ton quelque peu condescendant lorsqu'il envisage le rôle des non-chercheurs dans la recherche-action… » (Liu, 1997 : 31).

La nécessité de développer l'aspect participatif est ainsi rappelée, comme d'ailleurs celle de reconnaître et d'assumer l'implication du chercheur et, par conséquent, l'aspect engagé de la recherche-action. Le brésilien Paolo Freire et l'allemand Heinz Moser, rejoignant en cela le projet de Karl Marx, poussent très loin l'idée d'engagement, puisqu'ils souhaitent que la recherche-action soit vectrice d'émancipation pour les opprimés, en leur permettant « d'améliorer leurs compétences en leur laissant la direction de leur propre action de recherche et en essayant de leur faire transformer eux-mêmes leur situation d'opprimé » (Coenen, 2001: 21). Ce courant critique et émancipateur prend de l'ampleur au cours des années 1980, la recherche-action apparaissant alors comme « objet de conscientisation des masses dans un but de modification systématique et devient, dès lors, fortement politique » (Pelt, Poncelet, 2011 : 500). 

Ces confrontations entre les tenants de la recherche-action laissent apparaître l'existence de visions et de pratiques différentes. La distance tend à se creuser entre les recherche-action de type appliqué, pour reprendre la distinction formulée par Alexia Morvan, d'inspiration pragmatiste et proches de la psychologie sociale, visant « la production d'un savoir utile dans l'action » (modèle attribué à Lewin, que l'on retrouve notamment au Tavistock Institute) et celles de type impliqué ou participative qui tirent leur originalité « de la contestation de la spécialisation du travail intellectuel avec la division qu'elle engendre. Cette orientation puise notamment dans les sources théoriques du marxisme, ainsi que des théories et pédagogies critiques » (Morvan, 2013). Ces différences s'institutionnalisent progressivement dans des courants aux appellations variées : recherche-action participative, recherche-action existentielle (René Barbier), recherche-action intégrale (André Morin), recherche-action stratégique, recherche-intervention.  L'ouvrage de Gabriel Goyette et Michelle Lessard-Hebert La recherche-action. Ses fonctions, ses fondements et son intrumentation, paru en 1987, laisse fort bien transparaître cette diversité un peu chaotique qui caractérise alors la recherche-action.  

Une remise en question qui dépasse la recherche-action

Ces débats auxquels donne lieu la recherche-action s'inscrivent dans une réflexion épistémologique plus générale sur la façon de penser et de pratiquer les sciences sociales, un débat qui traverse l'histoire de ces disciplines. Alors que l'après-guerre a été marquée par un affrontement entre deux grands courants – le fonctionnalisme et le structuralisme – qui a achevé de transposer  le climat de guerre froide dans le monde académique, de nouveaux courants – l'analyse institutionnelle, l'intervention sociologique, la sociologie clinique, la sociologie de l'intervention, l'ethnométhodologie –émergent à cette époque, venant troubler ce tête à tête et remettre en question les présupposés très déterministes et objectivistes sur lesquels s'appuyait  l'orthodoxie  sociologique dominante.  Si ces courants reposent sur des bases épistémologiques et théoriques propres, ils partagent toutefois une réflexion commune, proche en cela de l'ethos de la recherche-action, sur la nécessité de :

  • Faire ré-emerger l'acteur social en considérant non seulement sa dimension agie (déterminants sociaux et psychologiques), mais également sa part agissante et pensante (agency). Loin d'être un « idiot culturel » (Garfinkel), porteur de seules prénotions, l'acteur social a quelque chose à dire sur ce qu'il fait, pense et se représente et place doit être faite à sa parole afin de reconnaître sa possible action – et a fortiori son savoir – dans la recherche.

  • Admettre la non-neutralité du chercheur dans la recherche et ouvrir une réflexion sur les différentes façons d'intégrer cette implication dans le processus analytique.

  • Faire dialoguer les différents courants disciplinaires et dresser des ponts entre eux pour favoriser l'émergence de concepts « trans-spécifique » (G. Bachelard, G. Palmade), permettant d'accéder à une lecture globale des phénomènes sociaux et d'éviter ainsi de laisser échapper certains pans de la réalité (Enriquez in De Gaulejac, Roy (sous la dir.), 1993 : 30). Regard sociologique et regard psychanalytique doivent ainsi être associés, étant entendu « qu'il est difficile (et qu'il serait dangereux de le faire) de dissocier changement individuel et changement social, processus conscients et processus inconscients… » (Ibidem : 32).

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Cette troisième étape représente en quelque sorte l'âge d'or de la recherche-action. Cette démarche se diffuse géographiquement, les recherches se multiplient, tellement d'ailleurs que cela fait dire à Rémi Hess que « En langue française, la référence à la recherche-action est devenue fréquente à partir de 1977. On pourrait même dire que la recherche-action est devenue une mode  » (Hess, 1983 : 15). En vogue, elle suscite également le débat au sein du monde académique : ses pratiques interrogent, interpellent, intéressent, énervent…. et participent plus largement d'une remise en question de l'orthodoxie positiviste, au cœur des luttes universitaires dans les années 1980. Cette troisième étape est donc celle du foisonnement intellectuel, de la contestation. Les termes de participation, d'autonomie, d'émancipation sont au cœur des luttes – et par de-là des travaux – universitaires. Mai 68 est toujours présent dans les esprits.  Contestations politiques et scientifiques s'entrelassent et se font écho; les mouvements en lutte devenant des objets de recherche et la recherche un moyen de lutte.                                                                                                     

Références bibliographiques:

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http://foad.iedparis8.net/claroline/courses/8327/document/barbier_rechercheaction/01.Historique.html)

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URL: www.cairn.info/revue-histoire-des-sciences-humaines-2006-2-page-89.htm. DOI : 10.3917/rhsh.015.0089

FERREIRA Leda Leal, « À propos de l'Enquête ouvrière de Karl Marx (1880) », Travailler 2004/2 (n° 12), p. 15-20.

LAPASSADE Georges, De l'ethnographie de l'école à la nouvelle recherche-action, 1993

http://old.recherche-action.fr/LinkedDocuments/lapassade.htm

MOLENAT Xavier, « Emile Durkheim (1858-1917), le père de la sociologie », Sciences humaines, octobre-novembre 2007, http://www.scienceshumaines.com/emile-durkheim-1858-1917-le-pere-de-la-sociologie_fr_21352.html

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PELT Véronique, PONCELET Débora, « Une recherche-action : connaître, accompagner et provoquer le changement en sciences de l'éducation », Revue suisse des sciences de l'éducation, 33 (3), 2011, pp. 495-510.

Pour aller plus loin

BARBIER René (2006). Historique de la recherche-action. http://recherche-action.fr/labo-social/download/M%C3%A9thodologie/Historique%20de%20la%20R-A%20par%20Ren%C3%A9%20Barbier.pdf

Dubost, J., & Lévy, A. (2016). Recherche-action et intervention.Vocabulaire de psychosociologie (p. 408-433). Toulouse, France : Erès. https://www.cairn.info/vocabulaire-de-psychosociologie--9782749229829-page-408.htm

Morvan, A. (2013). Recherche-action. Dans Cassillo, I., Barbier, R.,  Blondiaux, L. Chateauraynaud, F., Fourniaux, J-M., Neveu, C. & Salles, D. (dir.) Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, Paris, GIS Démocratie et Participation. http://www.participation-et-democratie.fr/fr/dico/recherche-action

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